Yasmine Doukkali : « Le hautbois m’a aidée à garder les pieds sur terre »

Publiée le 16 mai 2024

Yasmine Doukkali : « Le hautbois m’a aidée à garder les pieds sur terre »

Le hautbois résonne fortement dans le cœur de Yasmine Doukkali. L’instrument lui a donné suffisamment de souffle pour créer un spectacle autour des sans-abri au conservatoire d’Aubervilliers – La Courneuve, devenu « sa maison ».

Le conservatoire à rayonnement régional d’Aubervilliers – La Courneuve est, pour elle, une maison. Au vrai sens du terme. Yasmine Doukkali a découvert là davantage qu’une école de musique : un endroit « génial avec plein de profils différents, où il n’y a pas de concurrence entre les élèves », un lieu où l’on « favorise beaucoup la création, très axé sur la musique contemporaine, avec du jazz, de la musique assistée par ordinateur, du théâtre… »


La jeune hautboïste y a trouvé également une chaleur humaine suffisante pour envisager une carrière de musicienne professionnelle. C’était en 2020. Yasmine Doukkali décroche une bourse pour passer son diplôme d’études musicales (DEM), obtenu l’année dernière. Trois ans plus tôt, son bac ES en poche, à peine sortie de l’adolescence, elle claquait la porte du foyer familial, à Chalon-sur-Saône, pour monter à Paris. « J’ai vécu quelques mois dans la rue, j’ai connu le sans-abrisme », confie-t- elle en allumant une cigarette roulée à la terrasse du Pavillon des canaux. Un tiers-lieu culturel du 19e arrondissement de Paris qui ressemble à une villa accueillante avec sa cuisine, ses chambres, ses salons où nombre d’étudiant-e-s viennent poser leur ordinateur.

Yasmine Doukkali elle, s’y rendait avec les comédien-ne-s et musicien-ne-s pour préparer son spectacle de fin d’études. Dans le cadre de leur cursus, tous les élèves doivent présenter un projet personnel artistique libre. La joueuse de hautbois (hautboïste) a monté en novembre dernier à La Courneuve Sous les étoiles, une pièce pour sensibiliser le public au sort des personnes sans-abri : « Je voulais amener les spectateurs à se plonger dans des situations qui résonnent en eux, avec deux figures récurrentes : le solitaire et la foule. J’ai écarté au maximum les mots pour éviter le pathos, je souhaitais être la moins moralisatrice possible pour que les gens puissent s’identifier aux solitaires, aux invisibles. » Elle-même se posait sur les terrasses de cafés au milieu de la foule, à la fois protectrice et indifférente.

« Le conservatoire a été le point de départ de mon avenir et de mon développement. »

La violence de la rue passe dans son spectacle par le mouvement des corps, par l’aspect sensoriel minimaliste des gestes des comédien-ne-s, comme dans le butô japonais, « une danse très organique, très désarticulée, grimaçante ». City Life, du compositeur américain Steve Reich, où musique contemporaine et sons des villes se mêlent, s’invite également dans Sous les étoiles. « Pour le deuxième tableau sur les violences conjugales en lien avec le mal-logement, j’ai enregistré des bruits de cuisine, des sons d’un bébé qui babille et celui de clés. Un mari rentre ivre, la musique devient de plus en plus menaçante, le ton monte avec sa femme jusqu’à ce qu’il ait un geste violent envers l’enfant… » développe Yasmine Doukkali. « Mon propre père marocain, qui est arrivé en France à 13 ans, a vécu dans une cité. Moi-même j’allais voir mes grands-parents qui habitaient dans une barre d’immeubles à Montpellier. » La jeune musicienne, qui a suivi des cours de théâtre, adolescente, se met en scène dans le dernier tableau, qu’elle a consacré à la mendicité : « J’installe mon manteau au sol, j’ai mon hautbois, j’improvise tandis que, en fond sonore, passe en boucle un message enregistré que mon père m’avait laissé : “J’espère que tu vas bien.” Je voulais montrer que les sans-abri continuent d’avoir des émotions, qu’ils ont des familles aux aussi. »


Autobiographie et fiction défilent ainsi sous les yeux du public. Yasmine Doukkali est née voilà vingt-cinq ans à Toulouse, avant que sa famille n’emménage à Chalon-sur-Saône, en Bourgogne. Sa mère, professeure de piano, lui donne le la toute petite. Elle a 10 ans quand, lors d’un concert, elle se prend de passion pour le hautbois : « Je n’entendais plus que ce son ! » Malgré la complexité de l’instrument, la fillette ne lâchera jamais. « Ça sera mon fil rouge. Même quand je n’allais pas bien, je jouais. Le hautbois m’a apporté une hygiène de vie. Il m’a aidée à garder les pieds sur terre. L’assiduité, l’abnégation et l’implication auxquelles m’avait contrainte ma mère m’a été salvatrice. »


Aujourd’hui, la jeune artiste espère intégrer une école supérieure de musique. La veille de notre rencontre, elle passait deux concours, dont celui de l’isdaT de Toulouse, pôle supérieur de musique, pour obtenir son diplôme d’État de professeur de hautbois. Elle qui enseigne aux conservatoires de Garches et de Rueil-Malmaison a monté un groupe avec un guitariste : le duo Via. Tou-te-s deux se sont même produits à la bibliothèque Aimé-Césaire de La Courneuve. Elle accompagne également le chœur de l’église de Taizé. Et espère enfin que Sous les étoiles se jouera sur la péniche La Pop, amarrée dans le bassin de la Villette à Paris… De toute façon, elle a déjà un nouveau projet en tête ! 


Texte : Marie Bernard ; photo : Silina Syan ; vidéo : Isabelle Meurisse