Mokhtar Amoudi : « Tout seul face à ce monde, ce n’est pas possible »

Publiée le 25 janv. 2024

Mokhtar Amoudi : « Tout seul face à ce monde, ce n’est pas possible »

Mokhtar Amoudi

Le 14 décembre 2023, après trois mois de lecture et seize livres, dix prisonniers choisis comme délégués nationaux ont décerné le prix Goncourt des détenu-e-s 2023 à Mokhtar Amoudi pour son roman Les Conditions idéales (Gallimard). Portrait d’un auteur passé par La Courneuve et qui se révèle sous les traits du jeune Skander.

L’univers des Conditions idéales est celui des communes de banlieue dans les années 2000. Les territoires populaires s’y dévoilent, réels ou imaginaires. Le paysage urbain est l’arrière-plan de la vie de Skander, le narrateur, dépeint de ses 8 ans à ses 18 ans. Autobiographique, le récit rejoint le chemin parcouru par Mokhtar Amoudi lui-même : naissance en 1988, parents algériens, placement à 2 ans dans une famille d’accueil par l’Aide sociale à l’enfance (ASE), passion pour la lecture, volonté de s’évader, bagarres de rue, argent facile…

Son héros vit une sorte d’épopée. Dans un style alerte, fait de phrases courtes, sur le mode de l’action, le roman donne ainsi l’impression d’un film monté plan par plan. Mokhtar Amoudi dit lui-même : « J’ai voulu casser le style pour le rendre très fluide. » Et de se justifier : « Si j’avais choisi un témoignage, vue mon histoire triste ou terrible, cela aurait viré à la complainte ; le roman permet, lui, de partir et de faire voyager. » Et en effet, le personnage semble saisir toutes les opportunités pour vivre. Le roman est le récit d’un adolescent qui va devenir un homme.

« Le personnage semble saisir toutes les opportunités pour vivre. »

Dans cette fresque, La Courneuve n’est pas évoquée. Pourtant, cette ville a bien été fréquentée par le jeune Mokhtar. Le souvenir qu’il en a est celui d’une « ville personnage » où, deux week-ends par mois et les vacances, il rejoint, derrière la cité Inter, sa mère, Nora Everard, à laquelle il a été retiré pour être placé. « Comme je n’avais pas d’amis, je passais mon temps à regarder les bâtiments. J’étais content. Je ne parlais à personne. J’allais chercher les chèques alimentaires à la mairie et me rendais au Franprix. C’était comme si j’étais seul dans la ville. La Courneuve, c’était plus des lieux que des gens. Mais c’est ma ville. »

Ce refuge immobile est loin de l’univers de bandes qu’il décrit et dont un personnage du roman lui dit : « Tu n’y échapperas pas ! » L’écrivain témoigne toutefois : « Bien que la violence soit dure, quand je sortais dans mon quartier du Val-de-Marne, c’était formidable ! Skander apparaît plus naïf et peureux que je ne l’étais. » Le récit épique ne marque-t-il pas la distance que l’adolescent entretient vis-à-vis de sa propre existence ? « Je vivais dans un théâtre », admet Mokhtar Amoudi car, « si j’étais content d’avoir mes amis, j’avais conscience qu’à 18 ans, l’ASE allait me ramener ailleurs : je n’étais pas censé rester en bas des tours. » Cette évasion, l’auteur, à l’image de Skander, l’a préparée par la lecture, « pour apprendre de la donnée ». « Comme mon personnage, j’avais un côté tête à claques qui aimait apprendre. » Il poursuit : « Quand j’étais jeune, l’ainé de ma famille d’accueil monopolisait la PlayStation, la télévision, l’ordinateur et la chaîne hi-fi : je n’avais donc que des bouquins et des journaux », explique-t-il. Il attendra ses 21 ans pour lire de l’économie politique, « rentrant alors seulement dans l’âge adulte ». Mais son livre « est déjà un manuel d’économie », comme le montre la pédagogie dont il fait preuve pour décrire les activités licites et illicites des personnages. Aujourd’hui, l’écrivain travaille dans la gouvernance d’entreprise. « Le personnage, c’est un peu lui contre un monde réel qui n’apporte rien de sérieux et de concret », précise-t-il. On ressent ainsi dans le roman une distance vis-à-vis des institutions. La famille ? « Une coquille défaillante et anecdotique parce que le personnage sait qu’il a vocation à se réaliser seul. » La mairie ? « Personne n’a envie de parler à des jeunes de 15 ans complètement fous et en pleine croissance. » L’ASE ? « Certes, il y a eu l’erreur de l’avoir laissé, mais c’est aussi Mme Davert qui s’occupe de Skander de 1 an à 18 ans. » La fin du livre rehaussera le rôle des institutions car « tout seul face à ce monde, ce n’est pas possible ».

Finaliste du Goncourt des lycéen-ne-s, Mokhtar Amoudi s’y était préparé « comme un militaire ». Mais le Goncourt des détenu-e-s, remporté par lui, « c’est le prix de la street ! » Il sourit : « Je suis allé en prison grâce au livre, mais j’en suis ressorti. » Il enchaîne désormais les plateaux télé et les radios. Reconnaissant envers le public et la critique, il confie néanmoins que « des choses n’ont pas été comprises, principalement la misère ». « Finalement ce monde-là n’est celui de personne et je suis arrivé à en sortir, comme une erreur statistique, comme Skander. » L’avenir ? Un doctorat, des discussions pour une adaptation au cinéma… et la poursuite de l’écriture.

Texte : Nicolas Liébault ; photo : Léa Desjours