André Zeitoun a quitté La Courneuve il y a quarante ans mais garde un souvenir très fort de son enfance et de son adolescence aux 4 000.
Est-ce que ses coups fusent comme ses mots ? André Zeitoun parle en rafale, passant d’une anecdote à une autre, d’une digression à une autre, en perdant parfois le fil de sa pensée. C’est que l’ancien champion de France de boxe thaïe junior, désormais entraîneur, a beaucoup à raconter. « Mine de rien, je vais avoir 60 piges », rigole-t-il ; 59 ans en réalité, ça va décidément très vite avec lui. Sur le tatami du club qu’il gère dans le quartier Dugommier, à Paris, André Zeitoun raconte donc les années qu’il a passées « aux 4Keus », de la fin des années 1960 au début des années 1980. « Moi je suis du Mail, escalier K, 4e étage, je suis arrivé là-bas quand j’étais tout petit et mes parents sont morts là-bas. Je suis un enfant de la cité. »
« La boxe thaïe te ramène à la réalité : tu t’entraînes, tu progresses, tu ne t’entraînes pas, tu régresses. »
Ses 4 000, c’est un quartier-monde. « Il y avait plein de rebeus, de Yougos, de renois, d’asiats, mais il n’y avait pas de clivage, on se connaissait tous et on était tous pareils socialement parlant, rembobine-t-il avec nostalgie. Je suis feuj et j’avais des potes qui venaient de partout, on se charriait, on partageait des joies et des peines. Et on s’était donné des codes entre nous, on ne pouvait jamais sortir avec la soeur d’un copain ! » Avec ses potes, celui qui a fréquenté l’école Paul-Langevin puis le collège Raymond-Poincaré fait notamment des virées à Paris. « Il n’y avait pas le RER à l’époque, c’était encore le train. Quand on sortait le soir à Strasbourg-Saint-Denis ou à Opéra, on rentrait à pied, on n’avait pas d’oseille. Quand tu n’as pas, tu crées. » Il va aussi à la Fête de l’Huma, en cachette. « Mon père était anticommuniste à mort ! »
Ses visites au centre culturel Jean-Houdremont lui laissent un souvenir marquant. « Ça a été une révélation, c’est là que j’ai découvert la lecture, il n’y avait pas de livres chez nous. Je me suis intéressé à la philosophie, au bouddhisme, je fouillais partout. » L’autre révélation, c’est la boxe thaïe qu’il commence à pratiquer dans les années 1970 après avoir tâté d’autres sports : la boxe anglaise, le karaté, le foot et le rugby. « C’était magique le rugby à La Courneuve, c’était une équipe de ouf, mais j’étais trop petit pour aller loin. Il y avait des mecs de ma cité qui faisaient 100 kilos à 10 ans ! »
De toute façon, la boxe thaïe finit par prendre toute la place. « Mon père faisait de la boxe, mon frère faisait de la boxe, mes amis faisaient de la boxe, j’ai reçu une culture boxe. » André Zeitoun s’entraîne à Paris au Yamatsuki, le club phare où s’entraînent aussi René et Antoine Desjardins. « Quand ils ont fondé le Derek Boxing, ça a été une révolution. La boxe thaïe te ramène à la réalité : tu t’entraînes, tu progresses, tu ne t’entraînes pas, tu régresses. »
Alors il décide d’arrêter l’école pour se consacrer pleinement à cet art martial et sport de combat. « On m’avait mis en chaudronnerie-carrosserie au lycée Jean-Pierre-Timbaud d’Aubervilliers, vous m’imaginez chaudronnier-carrossier ? Il n’y avait pas beaucoup de débouchés pour nous. »
Il décide aussi de quitter La Courneuve, direction Paris. « Il n’y avait que des gens comme moi, qui parlaient comme moi, je voulais voir autre chose. Et on a eu un syndrome de la drogue dure, l’héroïne, dans les années 1980 ; c’était hyper violent, ça a fait un carnage dans toute la banlieue… La religion est devenue très présente aussi », dit avec regret ce « partisan de la laïcité ». « Moi, je n’aime pas ce qui se sépare. Les gens veulent faire partie d’un groupe quand ils se sentent esseulés, ils ont du mal à se mélanger maintenant. » Pour fédérer tout le monde, il y a l’école de boxe qu’il a fondée en 2005, la Team Zeitoun. « Il n’y a pas de distinction. J’ai toutes les couches sociales, toutes les religions, tous les âges, j’ai des chirurgiens et des traîne-savates, 70 nanas… » S’il a vite arrêté la compétition, il a formé de nombreux champions, de France, d’Europe et du monde, comme Jean-Charles Skarbowsky. « C’est vachement bien, ça a fait ma notoriété, mais ma plus grande réussite, c’est quand une personne vient me voir et me dit que j’ai changé sa vie », confie-t-il, en ralentissant un peu le débit.
Texte : Olivia Moulin ; photo : Léa Desjours ; vidéo : Isabelle Meurisse