À la lisière de la friche KDI sur laquelle un nouveau quartier est en cours d’élaboration, un bâtiment classé de l’ancienne usine accueille des artistes aux propositions créatives très diverses.
Il y a ce qu’on en dit (mais la rumeur court et on ne la rattrape jamais), ce qu’on en pense (mais « penser est une affaire intime », comme l’écrit Marie Desplechin), ce qu’on en attend (mais l’espoir est illusion). Et puis il y a ce qui est. Et La Courneuve, quoi qu’on en pense, quoi qu’on en dise, quoi qu’on en attende, attire à elle de nombreux talents artistiques. Celles et ceux qui ont graffé Babcock, celles et ceux qui sont exposés dans les rues de la ville. Celles et ceux qui s’y installent.
Un lieu appelé à se transformer
C’est ce que révèle le Mélangeur, au 66 du boulevard Pasteur. L’immense bâtiment, classé, abritait le laboratoire et les bureaux de l’usine KDI. Il accueille aujourd’hui une communauté de créateur-rice-s venus des quatre coins du monde et du pays. La genèse de cette nouvelle page de son histoire, le lieu la doit à la peintre et sculptrice Morgane Tschiember, qui l’a acheté et loue ses espaces à des créateurs, des créatrices. L’artiste, reconnue internationalement, invente des matières, travaille le marbre, explore la lumière, prépare dans le même temps Art Paris au Grand Palais, le salon d’art et de design PAD aux jardins des Tuileries, un événement à Milan, une œuvre pour le village olympique des athlètes. L’un des premiers artistes qu’elle a reçus est Jules Dumoulin, formé à la villa Arson à Nice, sculpteur. Il nous accueille chaleureusement dans l’atelier de plain-pied qui lui permet de réaliser en extérieur de grandes structures métalliques sur lesquelles il accroche des œuvres en cire et résine, destinées à être exposées dans le parc de Belleville, à la Maison de l’air, en juin, et à l’atelier W à Pantin, en septembre.
Son atelier jouxte celui que partagent Amélie Baudin, Séverine Duparcq, Arthur Geslin et Ryo Hikosaka. Séverine Duparcq, céramiste depuis vingt ans, collabore avec des architectes, elle est spécialisée dans le luminaire. Elle achève pour la galerie parisienne qui l’expose une œuvre composée de pièces géométriques qu’elle a réalisée avec de la terre chamottée noire, à laquelle des grains donnent un aspect brut. « Avec la céramique, le toucher, le côté tactile est essentiel, souligne-t-elle. Le processus de création est long. Faire, sécher, cuire... si on aime, c’est addictif. »
Au fond de la cour, un atelier réservé au bois, au métal, à la céramique...
Elle a rencontré Amélie Baudin à l’école d’art Terre et Feu, où elle enseigne. Une passion commune, la céramique, deux expressions quasi contraires : la création d’Amélie Baudin est toute en courbes et arrondis, la terre chamottée qu’elle utilise est blanche. « Je vais avoir une expo à Marseille en mai, un travail collaboratif... » précise-t-elle. Dans l’atelier, il y a aussi Arthur Geslin. Entouré de machines impressionnantes et monumentales (pour avoir des arrondis sur le métal, pour retirer de la matière), il est absorbé par un projet de bibliothèque avec échelle et lumières qui se contrôlent par téléphone. « Je travaille le bois, le métal, les techniques numériques, l’impression 3D, le fraisage, énumère-t-il. En parallèle, j’ai monté une société pour des choses plus fonctionnelles, du design, qui produit une ou deux pièces par an, ou de la scénographie pour le théâtre. Je fais de la création, du bureau d’études, de la fabrication. Je réalise tout de A à Z. » Ryo Hikosaka, quant à lui, a été formé aux techniques de la forge et de la patine. Après les Beaux-Arts de Tokyo et la prestigieuse école Boulle, il a fourbi ses armes au sein de l’atelier Steaven Richard. Il nous reçoit le chalumeau à la main, concentré sur une réaction d’oxydation sur le métal d’un pied de table qu’on lui a commandé, puis nous montre le nuancier composé de pièces subtiles aux couleurs délicates qu’il a réalisé pour l’atelier Charles. « Je travaille mes sculptures avec du métal martelé pour créer des effets de drapés », explique-t-il. Au fond de la cour, dans un atelier réservé au bois, au métal, à la céramique, Souleimen Midouni nous présente une partie des huit membres de Niveau Zéro Atelier : Mathias, Simon, Quentin (qui est stagiaire)... « On est un studio de recherche et de création dans le champ du design, de l’art et de l’architecture, résume-t-il. Nous sommes devenus designers, plasticiens, architectes, un peu tout à la fois, et nous avons plein de projets différents dans ces champs-là. On fabrique des prototypes, des pièces uniques, on travaille avec des artisans. »
D’autres artistes vont venir s’installer au Mélangeur, spécialisés dans le tissage et l’édition.
Au premier étage, le sculpteur Samir Mougas prépare une grosse exposition solo pour le Centre d’art contemporain de Nîmes, le CACN, en septembre. Lui vient du monde du graffiti, a bifurqué vers l’école européenne supérieure d’arts de Bretagne, à Quimper, passé deux ans aux Pays-Bas. Il enseigne aux Beaux-Arts, à Nancy, quatre jours tous les quinze jours « pour aider les jeunes à aller plus vite ». Il prend le temps de nous expliquer la fragilité de son travail devant une série de petits cônes magnifiquement colorés : « On peut tout gâcher avec un mauvais émaillage, c’est hyper important de faire des tests, d’où ces tessons d’essai pour voir comment ils se comportent à telle ou telle température. »
Trois portes plus loin, Aapo Nikkanen et Alexander Kelvy sont les derniers arrivés au Mélangeur. L’un est finlandais, l’autre australien. « Dans notre association, The Soft collective, nous sommes quatre designers pluridisciplinaires. Il y a aussi Léa Domingues et Michael Price, développe Aapo Nikkanen. Nous avons un projet sur l’écologie dans la mode, et nous produisons des workshops, des ateliers pour des adolescents, des étudiants, des professionnels. » Alexander Kelvy nous présente son travail très particulier de « footwear designer », créateur de chaussures : « Je fais des expériences pour le design artistique et j’anime des ateliers où l’on peut faire de la couture à la main par exemple. Ce sont deux côtés complémentaires, le pédagogique et l’artistique... » D’autres artistes vont venir s’installer au Mélangeur, spécialisés dans le tissage et l’édition. Le lieu lui-même doit être rénové, restructuré. « Une amie, Colette Barbier, qui était la directrice de la Fondation Pernod Ricard, va venir s’en occuper, annonce Morgane Tschiember. En dehors des trois niveaux, il y a aussi les 200 m2 de cour à aménager. On voudrait mettre des gradins pour les événements à venir. Créer une radio, un resto associatif... »
Le nouveau quartier du centre-ville est encore en jachère mais à l’évidence, l’esprit de la création souffle déjà sur son devenir.
Texte : Joëlle Cuvilliez ; photos : Léa Desjours