Au cours de sa longue existence, Georges Alibo a connu bien des métiers et bien des épreuves. Des bonheurs aussi. Il savoure le présent aux côtés de son épouse avec laquelle il vit à La Courneuve depuis maintenant quarante-cinq ans.
Georges Alibo nous reçoit dans son salon, mail de Fontenay. Un tableau de lui nous accueille, une maison rose et quelques barques dans une anse bordée par un bouquet de palmiers. Les mots sont inutiles et les présentations faites : Georges a des origines antillaises et une âme d’artiste. C’est aussi un grand lecteur, en témoignent les murs couverts de livres d’histoire, de géographie, d’exemplaires du Quid partiellement cachés par les photos de ses six enfants et onze petits enfants. « Voyez-vous, je ne suis pas seul », commente-t-il avec malice.
Puis, le verbe précis, Georges se lance dans le récit de sa vie, commencée il y a quatre-vingt-dix-sept ans, à Paris. Une épopée, parcourue d’épreuves qu’il a toutes surmontées. « Heureusement que j’ai pris des chemins de traverse ! », s’exclame-t-il.
Alors qu’il a 7 ans, sa mère l’envoie en Martinique avec un cousin. Mais l’aller est sans retour et Georges passe son enfance et son adolescence chez une tante maltraitante. Malgré l’intervention de l’instituteur venu plaider en faveur de ses bons résultats scolaires, elle le retire de l’école et le contraint à lui remettre l’intégralité de l’argent qu’il gagne désormais en travaillant. Un jour, excédé par la dernière volée de coups reçus, il fugue. Il a 17 ans.
Son premier chemin de traverse le mène chez un capitaine à la retraite. « Je lui ai donné un faux nom et je lui ai dit que je cherchais du travail. Quand les gendarmes sont venus me chercher, je lui ai expliqué la situation et il m’a gardé. Il s’est très bien occupé de moi. »
« On nous donnait un bon petit déjeuner avec du pain. Je n’avais jamais connu ça ; en Martinique, je mangeais de la farine de manioc avec du lait et des légumes. »
Georges prend soin du vieil homme et de son cheval jusqu’à ce que le fils du capitaine, entrepreneur, devienne son nouvel employeur. Celui-ci lui apprend à conduire, l’emmène sur les chantiers. Mais là encore, le sort s’en mêle. La femme de l’entrepreneur prend ombrage des attentions de son mari vis-à-vis de Georges : « Quand j’ai vu ça, tous les souvenirs avec ma tante sont revenus. Je suis parti. »
Ce second chemin de traverse le ramène en ville où il trouve du travail dans un restaurant vietnamien, puis à l’usine, comme mécanicien. Il rencontre alors celle qui deviendra sa première épouse. Convaincu par sa marraine, de passage en Martinique, qu’un meilleur avenir l’attend en métropole, il vend le terrain où il s’apprêtait à faire construire sa maison, les sacs de ciment et les tuiles, et se rend à Paris. Il est embauché dans les cuisines de l’hôpital Saint-Antoine. « On nous donnait un bon petit déjeuner avec du pain. Je n’avais jamais connu ça ; en Martinique, je mangeais de la farine de manioc avec du lait et des légumes. Mais il y avait des sacs et des sacs de pommes de terre à éplucher en un temps contraint et je n’avais pas l’habitude. On m’a alors mis en salle, mais je supportais mal l’odeur de l’éther… »
Nouveau chemin de traverse. Il est embauché à La Poste, titularisé. Il trouve un logement rue de Liège, fait venir sa famille. Mais l’harmonie est de courte durée. Sa femme se lie d’amitié avec une personne toxique. Les relations s’enveniment, ils divorcent. Georges déménage, paye une pension alimentaire, rembourse des crédits, se serre la ceinture, change de service. « J’allais porter les retraites directement chez les gens, c’était intéressant, ils donnaient de bons pourboires, mais c’était dangereux aussi car il y avait des attaques. »
Au coeur de ces aspérités, le bonheur s’invite. Georges se voit attribuer une HLM à La Courneuve et il fait la connaissance de sa femme actuelle. « C’était chez une cousine qui m’invitait à déjeuner le dimanche. Quand elle est tombée enceinte, elle est venue vivre avec moi. On s’est mariés six mois plus tard. Ça fait quarante-cinq ans maintenant. » Un deuxième enfant naît, et Georges termine sa carrière comme chauffeur de semi-remorques à la Sernam, l’ex-société de transport de bagages de la SNCF.
Retraité, il s’engagera sur un nouveau chemin de traverse. Celui-là passera par la Maison Marcel-Paul, la danse, le théâtre, le dessin, la peinture, et célèbrera une facette de lui jusque-là inexplorée. Sa créativité.
Texte : Joëlle Cuvilliez ; photo : Léa Desjours