Françoise Tirante : « Il y a toujours eu une grande solidarité à l’école »

Publiée le 11 mai 2023

Françoise Tirante : « Il y a toujours eu une grande solidarité à l’école »

Françoise Tirante

Pendant près de vingt-huit ans, elle a exercé « le plus beau métier du monde » et pendant deux décennies, celui de directrice d’école, convaincue de l’utilité de ces fonctions dans la ville où elle est née et où elle a toujours vécu.

Quand on évoque la distinction qu’elle a reçue, chevalier de l’ordre national du Mérite, elle balaie le propos d’un haussement d’épaules. « Du mérite de quoi ? J’ai fait mon boulot ! » Il n’en demeure pas moins que Françoise Tirante a travaillé près de quarante-huit ans au sein de l’Éducation nationale, dont quarante-cinq sur le territoire de La Courneuve. « La première année, je m’en souviens encore, j’avais 18 ans et demi, c’était à Stains, explique-t-elle. On m’a dit : Vous avez un CP, vingt et un élèves et vous allez en forêt cet après-midi. Le choc ! » L’année suivante, elle enseigne à l’autre bout du cycle, en CM2. Puis, elle est affectée à La Courneuve. « J’ai fait trois mois à Robespierre, le reste de l’année à Anatole-France, j’ai connu l’inauguration de Chaplin, exercé dix ans à Joliot-Curie, quinze à Saint-Exupéry », résume-t-elle.

Un demi-siècle de travail ou presque, c’est forcément beaucoup, beaucoup de souvenirs. « Il y avait en face de Joliot-Curie une cité d’urgence sur une butte boueuse, raconte-t-elle. Je découvrais la misère dans ma ville. Il n’y avait pas le RMI, pas de RSA, pas d’allocation de rentrée à l’époque. Quand les gens n’avaient rien, ils n’avaient vraiment rien. » Un jour, une petite fille s’évanouit dans sa classe ; elle n’avait pas mangé depuis plusieurs jours. Une autre fois, elle raccompagne une élève fiévreuse chez elle et entraperçoit dans l’une des pièces de l’appartement une pyramide de patates : la famille allait glaner les pommes de terre qui n’avaient pas été ramassées dans les champs. Certains enfants portaient des bottes de pluie mais pas de chaussettes, partaient en classe de neige avec des valises vides. « La Ville fournissait les équipements de ski, on faisait partir des malles d’habits », soupire-t-elle. Elle évoque les enfants des camps roms frappés d’ostracisme, une maman et ses deux enfants jetés à la rue. « On a fait une collecte dans le groupe scolaire, il y a eu une solidarité d’enfer et on a réussi à leur payer quinze jours d’hôtel. La maman a fini par obtenir un logement. » Les effectifs à l’époque sont très lourds. « À Joliot-Curie, j’ai commencé avec un CE1 à trente-deux élèves, les CM2 étaient à quarante, une collègue et amie avait quarante-huit inscrits en grande section à la maternelle Langevin.

« Il y avait en face de l’école Joliot-Curie une cité d’urgence sur une butte boueuse. Je découvrais la misère dans ma ville. »

Après les années d’enseignement, elle devient directrice de l’école Paul-Langevin. « Avec mon barème, je pouvais aller aux Pavillons-sous-Bois ou au Raincy où tout le monde voulait aller parce que soi-disant c’est chic, mais ça ne m’intéressait pas, précise-t-elle. Je suis plus utile ici. »

Elle exprime de grandes satisfactions, celle, entre autres, de rencontrer d’anciens élèves qui ont fait leur chemin dans la vie : « La directrice de la maternelle Doumer, je lui ai appris à lire... Je me souviens d’un gamin à Saint-Ex, il n’était pas trop dans le boulot, sa maman me disait : “Je ne sais plus comment le motiver.” Je la revois des années plus tard et elle m’apprend qu’il est devenu médecin urgentiste à l’hôpital du Blanc-Mesnil. »

À quelques mois de son départ, elle porte sur l’Éducation nationale un regard sans concession, dénonce la logique comptable, les conditions de travail difficiles, les formations des enseignant-e-s inadaptées, le manque de reconnaissance, les bas salaires. « Ce ne sont pas les enfants qui comptent, déplore-t-elle. J’accueille une petite fille handicapée en cours d’année. Au Mans, elle avait deux jours en institut médico-éducatif et deux jours à l’école avec une auxiliaire de vie scolaire à plein temps. Ici, je n’ai rien pour elle. Elle est dans une classe de vingt-quatre élèves. Ce n’est pas de la maltraitance, ça ? »

Quand elle sera retraitée, Françoise Tirante compte rester à La Courneuve, là où elle est née, a toujours vécu. Aux Quatre-Routes. Et elle entend bien garder le contact avec les habitant-e-s. « Je vais bosser avec Les Restos du cœur », confie-t-elle. Après la transmission du savoir, elle partagera ses valeurs d’humanité, ce qui, somme toute, est une autre façon d’enseigner.

Texte : Joëlle Cuvilliez ; photo : Léa Desjours