Le regard sans détour de celui qui a vu, le verbe sans concession de celui qui a entendu, la voix envoûtante de celui qui aime, et qui ne s’en cache pas. Erick Auguste, comédien amoureux de la poésie arabe, raconte ses 4 000.
« Je suis né dans un bidonville. Ma mère avait quatre mômes quand elle a su qu’on aurait un logement aux 4 000. Je ne suis presque jamais allé à l’école, j’en étais plutôt heureux. Au CET* Jean- Pierre Timbaud, à Aubervilliers, un prof m’a donné des cours particuliers, chez lui, pour que je rattrape le niveau. Je ne l’ai jamais oublié.
Les 4 000, c’était à part. Les pères faisaient les trois-huit, les mères se débrouillaient comme elles pouvaient. Dans ma chambre, je voyais chez le voisin, il n’y avait pas de vide-ordure, mais ceci dit, les gens étaient heureux, ma mère était au paradis : une salle de bain, des toilettes... Il y avait une vraie solidarité. C’était l’époque où les règlements de compte se faisaient entre cités. Je me souviens d’une bagarre générale entre les 800 d’Aubervilliers et les 4 000 de La Courneuve. Les 800 d’Aubervilliers, c’était ridicule ! J’avais un pote qui avait volé une Ferrari, il l’avait garée en bas de la barre Ravel. C’était la Ferrari de Belmondo...
Nos parents bossaient chez Rateau, chez Babcock, il y avait du boulot à l’époque. Ma mère faisait les deux-huit chez Marchal, à Pantin, qui produisait des bougies d’allumage. Pendant qu’elle était pas là, c’est la femme de la famille algérienne d’à côté qui s’occupait de nous, Aïcha. Le père, Rachid, bossait chez Citroën. Chez Citroën, quand tu étais délégué CGT, tant que tu avais pas déchiré ta carte, tous les deux mois, tu prenais une volée par le syndicat patronal. C’étaient des anciens de l’OAS. Un jour, avec son fils – on l’appelait Mohamed Tartine parce que le matin il s’envoyait des baguettes entières – on a piqué une bagnole. Rachid est venu nous chercher au commissariat. Il nous a alignés et il nous a mis une tarte. Après, il nous a raconté sa vie et il nous a dit : “Et vous, le seul truc que vous trouvez à faire, c’est de piquer la bagnole d’un prolo ?” Pour moi, Rachid, c’était un père. Aïcha, c’était comme une mère.
« Ce sont les pauvres qui inventent tout. Qui a inventé le rock ? Le blues ? Le jazz ? Le tango ? Et qui a inventé le jean troué ? C’est la misère... »
J’ai raté le CAP de tourneur-fraiseur, je me suis retrouvé en bleu de travail, j’avais 15 ans. J’étais pas fort en maths, mais j’ai calculé : “65 moins 15, ça fait 50 ans à bosser en usine.” Pour faire plaisir à ma mère, j’y suis allé pendant six mois. Après, j’ai décidé que les voyous gagnaient beaucoup plus d’argent et étaient mieux habillés. Je suis tombé. En prison, j’ai écrit des poèmes, quelqu’un les a lus à France Inter. Une femme les a entendus, ça lui a plu, elle est devenue visiteuse de prison. On a eu une fille ensemble. Elle habitait en face du théâtre-école de Montreuil. J’ai pris des cours.
J’ai été comédien jusqu’en 2008, dans de grosses compagnies. Et puis j’ai eu envie de travailler avec des musiciens, j’ai découvert la poésie arabe, l’Irakien Badr Chaker Es-Sayyab, le Kabyle Kateb Yacine, le Palestinien Mahmoud Darwich. Je suis français, je dis de la poésie arabe en français sur du blues, du rock, de la valse, du tango. Ça, c’est mon histoire ; ça, c’est les 4 000. La Courneuve, je lui suis vachement redevable. J’ai une tendresse particulière pour elle.
Si je mets le théâtre, la poésie et la musique bout à bout, je suis monté 2 600, 2 700 fois sur scène. La première pièce de théâtre que j’ai jouée à Montreuil, c’était Le Monte-plats, de Pinter. Au premier rang, il y avait le commissaire. Il est venu me voir après dans les loges et il m’a dit : “Je suis hyper heureux que vous fassiez ça, hyper heureux...”
J’ai joué deux fois au lycée Jacques-Brel, à chaque fois, c’était super sympa. Les jeunes nanas, elles viennent te parler, elles ont 15 ans et un niveau de réflexion... T’es scotché. Ça, ça donne de l’espoir. Si elles étaient invitées un peu plus souvent sur les plateaux télé, ça nous ferait du bien. Je dis merci aux profs qui les préparent. À leur âge, j’étais un branleur.
La banlieue, c’est un réservoir de créativité. Les riches fantasment sur les pauvres parce que ce sont les pauvres qui inventent tout. Le cuir, les tatouages... Qui a inventé le rock ? Qui a inventé le blues ? Le jazz ? Le tango ? Et qui a inventé le jean troué ? C’est la misère... »
Propos recueillis par Joëlle Cuvilliez ; photo : Léa Desjours