Le nouveau film de Rachid Bouchareb, Nos frangins, est sorti en salle le 7 décembre. Il relate les quelques jours qui ont suivi le meurtre par des policiers de Malik Oussekine et d’Abdel Benyahia, l’un à Paris et l’autre à Pantin. La famille d’Abdel a souhaité rétablir certains faits à l’occasion d’une projection-débat du film le 2 décembre en avant-première au cinéma L’Etoile.
En pleine mobilisation des étudiant-e-s contre la loi Devaquet introduisant la sélection à l’université, deux jeunes sont tués par des policiers dans la nuit du 5 au 6 décembre 1986 : Malik Oussekine et Abdel Benyahia, l’un à Paris, l’autre à Pantin. De ces deux événements, les médias n’ont retenu que le premier. Le film de Rachid Bouchareb entend mettre l’accent sur celui du jeune Courneuvien Abdel, sous forme d’une fiction « s’inspirant de faits réels ». Dans le film, face aux deux corps de Malik et d’Abdel, Ousmane, agent fictif de l’institut médico-légal, résume la situation : « Toi tu as un nom et toi tu n’en as pas. » Et il est vrai que la police des polices a retardé de 48 heures le moment où l’assassinat d’Abdel sera révélé. Par-delà cet objectif louable de rééquilibrage et après avoir visionné la fiction, la famille d’Abdel a jugé, selon les mots d’Hakim Benyahia, son frère, que « sous prétexte de fiction, on ne peut pas dire des faussetés ». Elle cherche par conséquent à rétablir une certaine vérité.
Sous l’impulsion de Malika Benyahia, la nièce d’Abdel, Nos frangins a été projeté en « travaillant sur l’esprit critique, en l’englobant dans les faits réels », explique la jeune femme, une projection au cinéma L’Etoile qui a fait salle pleine. Pour parvenir à mieux en rendre compte, la fiction était précédée du documentaire « Abdel pour mémoire » réalisé par Mogniss H. Abdallah. Ce petit film de 20 minutes, monté en 1988 la veille du procès à Bobigny, retrace le combat de la famille pour obtenir une condamnation, épaulée pour cela par le collectif « Justice pour Abdel ». Autre manière d’englober la fiction, un débat a suivi la double projection/hommage. Des Courneuvien-ne-s de tous âges, ayant connu ou pas cette époque, ont pu prendre la parole, en présence des élu-e-s Rachid Maiza, Didier Broch, Corinne Cadays-Delhome, Sonia Tendron, Nadia Chahboune, Moudou Saadi et Mehdi Hafsi. Des documents de l’époque étaient par ailleurs exposés dans un couloir du cinéma.
« Abdel, Malik : plus jamais ça »
A partir d’images d’archives prises « de l’autre côté du périph », le documentaire rétablir les faits. « Nous étions neuf garçons dans la famille, alors que dans le film n’apparaît qu’un seul fils », critique Mustapha Benyahia, un frère ainé. Or, les deux parents et leurs huit fils ont été soudés dans le combat pour la vérité, avec un père offensif, qui détonne par rapport à l’image effacée, incrédule, voire apathique, présentée dans le film. Contrairement à sa présentation, les étapes de la bataille pour la reconnaissance de l’assassinat y sont décrites, et en particulier la marche silencieuse du 9 décembre 1986, de la cité des 4000 jusqu’aux Quatre-Chemins à Pantin, où 2000 personnes brandissent des banderoles « Abdel, Malik : plus jamais ça ». Il montre aussi la grande manifestation du 10 décembre à Paris où les effigies d’Abdel et Malik défilent côté à côte. Et un meeting important à La Courneuve le 9 janvier suivant exigeant la condamnation du policier assassin et où étaient présents la famille mais aussi l’avocat Jacques Vergès et le maire de La Courneuve d’alors, James Marson, qui a apporté le soutien de la Ville de bout en bout.
L’enjeu de ce combat était de montrer que la mort d’Abdel n’était pas un simple fait divers de banlieue, mais bien le produit d’un racisme systémique. Dans un document exposé au cinéma, lors d’une conférence de presse le 8 décembre 1986, Hamza Benyahia brandit la carte d’identité française de son fils Abdel en clamant : « Cela ne l’a pas protégé ! ». Cette bataille a porté ses fruits, le policier ayant été condamné à 7 ans de prison le 25 novembre 1988 au tribunal de Bobigny. De l’avis de tous, cet engagement a permis une prise de conscience, Hakim Benyahia relevant dans le débat que « sans sous-estimer l’autre famille, notre affaire a fait jurisprudence car le policier a été condamné à de la prison ferme. » 36 ans après le meurtre, le sujet demeure d’actualité : si le peloton des voltigeurs, dont des membres avaient tué Malik, a bien été dissous après le drame, il a été reconstitué en 2018 par Emmanuel Macron dans le contexte des manifestations de Gilets Jaunes. Aujourd’hui c’est la nièce Malika Benyahia qui poursuit ce combat contre les violences policières. La transmission s’est bien faite.
Textes : Nicolas Liébault ; photos : Léa Desjours
Mustapha Benyahia, frère d’Abdel
24 ans en 1986
« Ce qui nous a donné la force de tenir et d’être aussi soudé, c’est aussi l’image de notre jeune frère, qui n’était ni un voyou, ni un casseur, même si on était déjà soudé avant le drame. Nous étions neuf garçons dans la famille, alors que dans le film n’apparaît qu’un seul fils. La mère y est aussi inexistante. C’est tout le stéréotype de la banlieue, vue comme presque fraîchement débarquée. Avec le père qui parle mal français. Une fois le choc passé, l’unité de la ville a été impressionnante. La première déclaration du maire a été : « On est avec vous, on vous prête des locaux, on est là pour vous aider ». James Marson a même assisté au procès et a déclaré en sortant : « Sept ans ce n’est pas cher payé pour la vie d’un jeune de 20 ans ». Mais la famille a toujours été au cœur de la bataille, avec une « dreamteam », un noyau créé autour de mon père. Certains comme Mogniss Abdallah et Marianne Bureau se sont rapprochés du noyau et on s’est répartis les tâches pour contacter les avocats, les radios, organiser les conférences de presse et la participation à des émissions pour parler du scandale. Cette action a fabriqué cette unité. Pour Malik Oussekine, ils n’ont pas eu de vrai jugement, les meurtriers n’ayant pas écopé d’un seul jour de prison. Ils ont dû être tous mutés quelque part avec un grade au-dessus. Je pense que la police doit changer en interne. Or, ça n’est possible que si une sanction est délivrée pour tout acte délictueux. Si le policier use de son arme et sait qu’il peut être condamné, il va réfléchir à deux fois. Cela n'empêche pas que le maintien de l’ordre se fasse. Or, aujourd’hui on leur promet de ne pas être inquiétés, c’est grave. Malika est ma fille et j’ai aussi un fils qui a 20 ans, l’âge d’Abdel lors de sa mort. »
Malika Benyahia, nièce d’Abdel
Pas née en 1986
« L’affaire a l’air lointaine, mais on connaît cette histoire car c’est celle de notre famille. Ces questions nous traversent même inconsciemment. Quand on regarde autour de nous, on devient citoyens. C’est cette histoire qui inspire aujourd’hui mon engagement pour la ville et ailleurs. Comme pour le LCMag dont je fais partie et dont la première émission était sur les violences policières avec la participation d’un magistrat. Encore aujourd’hui, la même phrase est valable : « Abdel, Malik : plus jamais ça ». On peut d’ailleurs rajouter des noms à cette liste. La mémoire d’Abdel reste un combat, même si mes parents n’étaient pas encore mariés en 1986. Les mêmes questions se posent avec Adama Traoré. Quand on a pris contact avec moi concernant cette projection, j’ai dû réunir les huit frères. Cela a été douloureux mais aussi réconfortant. Le film (de Rachid Bouchareb) dénonce des choses mais pas de la meilleure des manières, car il laisse ma famille sur le banc de touche. Au départ, j’étais plutôt opposée à cette projection mais mon père m’a dit que, dans tous les cas, il sortirait en salle et que donc autant venir l’englober avec le documentaire et le communiqué de presse pour travailler sur l’esprit critique des gens. Beaucoup de jeunes étaient présents et c’est beau que toutes les générations soient là. »
Hakim Benyahia, frère d’Abdel
11 ans en 1986
« Pour nous, la première étape était d’accuser le coup car on était étourdis de ce qui se passait. Mais notre père n’a pas baissé les bras. Le maire James Marson et les associations se sont rapprochées de nous, de même que le service jeunesse qui est venu nous épauler. De fil en aiguille, mes grands frères sont montés au créneau et ont créé un comité « Justice pour Abdel ». On était entourés de gens bien, humains. La Courneuve a été à son image : solidaire, multicolore, de toutes origines, tout le monde participant ensemble à la démarche. J’étais trop jeune pour assister au procès et j’appréhendais. Je n’acceptais pas qu’Abdel laisse un peu plus de place dans l’appartement. Le procès a été un aboutissement, une guerre gagnée, mais ça a aussi permis de faire notre deuil. L’aide des avocats et de Mogniss Abdallah a été importante. Face aux tentatives de récupération, on a dit aussi : « vous laissez vos étiquettes à l’extérieur ». La preuve de l’effet sur la famille est qu’on est toujours unis 36 ans après. Et encore plus unis quand on touche à la dignité de nos parents, de notre famille. Le combat passe maintenant à la nouvelle génération avec Malika. La transmission s’est faite : on les prépare à la vie, à ce qu’ils pourraient subir, en leur racontant ce qu’on a vécu et que cet événement aurait pu arriver à tout le monde. »
Archives d'images de 1986 et 1987
Crédit photo : Robert Laponce - Archives Municipales de La Courneuve