Jacqueline Théron a toujours vécu à La Courneuve. Elle y a connu son mari, élevé ses enfants, enterré ses parents et ses frère et sœurs. Elle y a traversé la vie – et près d’un siècle – avec ses inévitables soubresauts et des moments d’intense bonheur tout empreints de simplicité.
Je suis née rue Lucienne, le 23 novembre 1931, à la maison. À l’époque, on n’accouchait pas à la maternité. Je suis toujours là, fidèle au poste ! » Fidèle au poste courneuvien, Jacqueline Théron l’est depuis plus de quatre-vingt-dix ans. Fille d’un papa maçon, d’une maman mère au foyer, cadette d’une fratrie de cinq enfants, elle résume 1191 mois d’existence en évoquant l’école Poincaré, la guerre. «Vite, vite, vite, quand l’alarme sonnait, on allait se réfugier dans le pavillon en face, se souvient-elle. C’est moi qui allais faire la queue avec les tickets de rationnement chez le marchand de beurre. Il y avait la pesée, le petit truc en plus que le commerçant ajoutait, j’allais chez la voisine pour le manger. Ma mère ne l’a jamais su...»
Elle passe le certificat d’études, commence à travailler à 14 ans. « Je suis allée à Paris, à Opéra, pour faire de la couture, raconte-t-elle. Mais je n’ai jamais cousu : la dame me faisait ramasser les épingles par terre avec un aimant. » Elle travaillera ensuite à Babcock comme sténodactylo, comme standardiste dans la société Gaston Moyse, l’entreprise de construction de locotracteurs, avant de devenir assistante maternelle. Parmi les enfants dont elle aura la charge, un certain Stéphane Troussel...
Elle se marie à 20 ans avec René à la mairie et à l’église des Six-Routes. « J’ai connu mon mari au bal des pompiers, rappelle-t-elle en riant. Mes parents m’avaient laissée y aller avec mes sœurs à condition de ne pas rentrer trop tard. Il m’a invitée pour une première danse, puis est revenu en disant: “Il ne faudra pas me marcher sur les pieds, cette fois-là” ! » Le couple s’installe avenue Waldeck-Rochet en 1957. Jacqueline est aujourd’hui la doyenne de l'immeuble.
« Je me mets à la fenêtre, les gens qui passent dans la cour me font coucou, ma voisine me dit : “J’attends le soleil.” Je lui réponds : “C’est moi, votre rayon de soleil.”
« Quand je suis arrivée il y a soixante-cinq ans, il y avait un monsieur qui vendait le lait au pied de l’immeuble. Il venait sur une charrette tirée par un cheval. Il n’y avait ni télé, ni téléphone à l’époque. Le parc Georges-Valbon n’existait pas.» Jacqueline égrène les souvenirs. Les plus heureux tiennent en deux mots et quatre prénoms, « mes enfants, Dominique, Martine, Catherine et Olivier », avec lesquels elle passait les deux mois de vacances d’été à Figeac dans le Lot, ville d’où était originaire son mari. « Il y avait une grande ferme, les cousins et les cousines des enfants. On partait à 6h du matin avec la Dauphine archi pleine, mon mari faisait 600 km, il n’y avait que lui qui conduisait, pas d’autoroute, on arrivait vers minuit. »
Le décès de René, à 56 ans, la dévaste, tout comme la perte de son frère et de ses sœurs. Elle fait face, s’accroche, n’en démord pas : la vie à La Courneuve, toute en simplicité, est agréable quand on additionne les innombrables bonheurs quotidiens mitonnés en bons petits plats, tricotés en pull-overs, arpentés en balades dans le parc voisin, pimentés de réunions de famille avec les cinq petits-enfants et les cinq arrière-petits-enfants, et du plaisir d’assister aux banquets des seniors. Moins active avec l’âge, elle se réjouit de voir du monde : « Les gens sont très sympas dans l’escalier, une voisine vient régulièrement prendre le café. Ma fille m’amène en courses le samedi, mon fils vient le dimanche...» L’été dernier, elle l’a passé à Narbonne. Elle est invitée chaque Noël chez l’un-e de ses enfants, a vécu le premier confinement entourée des siens.
Entrée dans sa dixième décennie, elle entend bien célébrer ses 100 ans aussi fastueusement que ses 90, dans un restaurant de l’Oise où elle avait été comblée de cadeaux. En attendant, elle entend savourer le présent en le saupoudrant de poésie : «J’aime les fleurs, voyez-vous, les roses et les tulipes, les gens francs, passer un peu de temps en bas sur le banc quand il fait beau. Je me mets à la fenêtre, les gens qui passent dans la cour me font coucou, ma voisine me dit : “J’attends le soleil.” Je lui réponds: “C’est moi, votre rayon de soleil.” »
Texte : Joëlle Cuvilliez ; photo : Meyer