L’artiste-assembleur de 31 ans transforme ses nombreuses interrogations en objets et en musique et cherche à tracer une autre voie pour les travailleur-euse-s de l’art.
Questionner et se questionner, c’est le truc de Charlie Aubry. Comme un miroir déformant, son oeuvre de plasticien évoque ainsi la place de la technologie dans nos vies. Sans faire la leçon. « Je n’ai pas envie d’avoir un ton moralisateur et alarmiste, d’autant que
je suis moi-même accro à Facebook et à Instagram, mais j’essaie de retranscrire mon quotidien et mon époque. » Dans son installation P3.450, exposée au Palais de Tokyo en 2021, une intelligence artificielle analyse les visiteur-euse-s, établit leur profil (âge, expression de genre, classe sociale…) en fonction des données sur les visages et les vêtements qu’elle a emmagasinées auparavant, et diffuse des vidéos associées sur des écrans. « De temps en temps, elle identifie une personne comme atteinte du Covid, au pif. C’est incroyable de voir à quel point on donne de la crédibilité à ce genre de choses : au vernissage, des journalistes se sont écartés d’un collègue détecté positif alors que ce n’était pas vrai. »
« J’aime bien récupérer des choses pour les démonter, les transformer, les détourner, les assembler. »
Venu à l’art enfant, par le dessin et par les bandes dessinées de son père, il suit des cours d’arts plastiques au lycée puis se forme à l’École supérieure des beaux-arts de Toulouse. En 2018, il monte à Paris pour montrer son travail . « Tout le monde habite là, tout se passe là. » D’abord locataire dans la capitale, il loue ensuite un appartement à Aulnay-sous-Bois. Entre-temps, il a installé son atelier à La Courneuve, dans une cave du bâtiment que d’autres artistes ont déjà investi avenue Victor-Hugo. « J’avais besoin d’espace, j’ai tellement de bazar ! »
Postes de télévision, assiettes, hautparleurs, lecteurs de cassettes, câbles, instruments de musique… Charlie Aubry accumule et collectionne un nombre incalculable d’objets. « J’aime bien récupérer des choses pour les démonter, les transformer, les détourner, les assembler, sourit-il. C’était une nécessité de création pendant mes études : l’école était à deux vitesses, comme la vie, avec des gens qui avaient les moyens de s’acheter des matériaux nobles et d’autres qui devaient faire avec ce qu’ils trouvaient. En grandissant, j’arrive à avoir du budget pour utiliser aussi des matériaux nobles, mais j’aime bien allier les deux. »
« C’est important d’avoir un statut qui assure un niveau de vie minimal. »
Désormais reconnu comme plasticien, entre son exposition et sa résidence dans la prestigieuse Villa Médicis depuis octobre, il vit pourtant surtout de son autre métier : la musique électro, fondée là encore sur de l’assemblage. « Je joue de la musique en live et je compose des bandes-son. »
Pour gagner sa vie, il travaille aussi comme intermittent dans une boîte de décoration spécialisée dans les émissions de télévision. Un régime dont il défend, aux côtés d’organismes militants comme le collectif La Buse, l’extension à tous les travailleur-euse-s de l’art pour sortir du système de la rémunération à la tâche et de la précarité. « Parmi mes collègues des Beaux-Arts, personne ne vit de sa pratique. C’est important d’avoir un statut qui assure un niveau de vie minimal. »
L’intermittence lui permet aussi d’échapper au règne des galeries d’art et aux logiques mercantiles. « Je n’ai pas forcément envie d’entrer dans ce jeu-là, même si c’est hyper attractif. Quand on est en galerie, on doit vendre à la chaîne. Est-ce que ça a encore un
sens aujourd’hui, où la question est écologique ? Et est-ce que c’est encore nécessaire de faire des objets finis, plutôt que des oeuvres qui évolueraient dans le temps ? À partir du moment où ça s’arrête, ça devient un produit. Les artistes qui critiquent le grand capital et vendent des oeuvres à 50 000 euros en même temps, c’est paradoxal. »
Charlie Aubry questionne et se questionne, donc, sur la société, sur les conditions de travail et de vie des artistes, sur le monde de l’art. « C’est un milieu qui est très dur, j’ai la sensation de me plier à trop de choses. » Alors il songe à monter un lieu de résidence ouvert à tous les artistes, pour faire et expérimenter librement, pour se fédérer et partager les savoirs. Et pour continuer à faire de l’art avec son bazar.
Texte : Olivia Moulin ; photo : Léa Desjours