L’action de Naïma Huber Yahi, spécialiste de l’histoire culturelle des Maghrébin-e-s en France, a pour but d’intégrer dans la mémoire collective française l’apport patrimonial des immigré-e-s et l’héritage des quartiers.
Naïma Huber Yahi, française et fille de l’immigration algérienne, a grandi à Tourcoing dans un quartier populaire. Après avoir décroché le bac, elle s’inscrit en fac d’histoire, travaille dans une banque américaine à La Défense pour financer ses études, renonce aux études pour gagner sa vie, puis démissionne au moment où on lui propose une promotion pour préparer une thèse de doctorat, avec Benjamin Stora, sur l’histoire culturelle des artistes algériens en France. Désormais, ses actions, qui s’inscrivent dans les contours de l’éducation populaire, ont pour objet d’intégrer dans la mémoire collective française l’apport des immigré-e-s et l’héritage des quartiers, de donner des outils aux habitant-e-s des quartiers populaires pour leur permettre de prendre la parole et d’avoir accès à leur propre héritage culturel. « Je sais ce que c’est que d’être loin de la bibliothèque, du cinéma, de ne pas avoir de livres à la maison, raconte-t-elle. Mon père était alphabétisé en arabe, mais ce n’était pas reconnu, mes parents n’étaient pas instruits, à cause du fait colonial. Je n’en pouvais plus qu’on me dise que je devais tout à l’école de la République, à Victor Hugo, et rien à mes parents. Je suis le produit d’une histoire, je voulais la réhabiliter. Parce que je l’ai vécu intimement, je vis au corps ce besoin de démocratisation de l’accès à la culture, au savoir, à la citoyenneté. »
Elle accompagne alors l’association Génériques autour d’un projet européen sur la mémoire de l’immigration. La structure est portée par de grands militant-e-s qui obtiennent la victoire politique de la création d’un Musée national de l’histoire de l’immigration à Paris. Celui-ci ouvre ses portes en 2007. Elle y est commissaire d’une exposition dédiée à un siècle d’histoire culturelle des Maghrébin-e-s en France.
« Mon travail, c’est de dire : votre mémoire a une valeur et il est important que vous puissiez la transmettre »
En 2011, elle fonde Pangée Network, un organisme de création culturelle contribuant à la promotion du dialogue entre les peuples, écrit la même année le spectacle Barbès Café, qui raconte en musique l’histoire de l’immigration. Il sera coproduit par le festival Villes des Musiques du Monde, créé par les villes d’Aubervilliers et de La Courneuve. Après avoir écrit avec Pascal Blanchard La France arabo-orientale en 2013, réalisé des films pour la télé, elle propose à La Courneuve 93 raisons d’en rire, le premier festival d’humour antiraciste organisé avec l’association Remembeur. Elle intègre l’équipe de Villes et Musiques du monde en 2020. « Le 93 est un département monde, une géographie sonore du territoire français », résume-t-elle.
La Seine-Saint-Denis, selon elle, est un pôle d’attractivité, de production des savoirs,un espace d’expérimentation citoyenne. Elle cite en exemple les équipements de La Courneuve à partir des- quels de nouvelles agoras naissent, « la Maison de la citoyenneté, fréquentée par des Courneuviens et des non-Courneuviens ; la Maison Cesária-Évora, au cœur du quartier ; Guy-Môquet, qui donne un espace d’émancipation à la jeunesse ». Mais le travail de Naïma Huber Yahi passe aussi par la « patrimonialisation », c’est-à-dire la collecte, la sauvegarde, la valorisation des luttes portées par les quartiers, de l’histoire ouvrière, sociale, culturelle, artistique, intellectuelle qu’ils recèlent. « Mon travail, c’est de dire : votre mémoire a une valeur et il est important que vous puissiez la transmettre, la faire connaître au plus grand nombre, précise-t-elle. Dans nos imaginaires collectifs, la banlieue n’est pas légitime dans l’espace commun, l’immigration ne l’est pas non plus. »
À 44 ans, elle est heureuse d’avoir atteint certains de ses objectifs en rendant une forme de fierté des héritages de l’immigration à celles et ceux qui en sont les dépositaires et les récipiendaires. Elle entend bien poursuivre son combat pour faire reconnaître l’apport de la mémoire des quartiers dans la culture française. « On doit mettre en place une mémoire collective qui fait de la place à tout le monde, aux Mosellans, aux Corses, aux Bretons, aux Français d’origine algérienne, comorienne, italienne, peu importe ! Car c’est une richesse. » Un travail de longue haleine et une politique d’(indispensables !) petits pas que ne renierait pas son ancien directeur de thèse, Benjamin Stora, qui a remis il y a peu, au président de la République, un rapport sur les questions mémorielles de la guerre d’Algérie.
Texte : Joëlle Cuvilliez ; photo : Léa Desjours