La municipalité a confié au photographe Lotfi Benyelles la mission d’enrichir le patrimoine artistique de la collectivité à travers son regard singulier et de documenter les générations futures sur le moment de transformation patrimoniale que la ville connaît actuellement.
Pour Lotfi Benyelles, ce qui touche à l’urbain n’a rien d’une vue de l’esprit. Sa vie familiale y est pour beaucoup. Il a vécu à Brasília lorsque son père y a été muté, ville emblématique construite ex nihilo par deux ténors de l’architecture, Niemeyer et Costa. Sa mère est urbaniste ; elle travaille au relogement de personnes qui habitent dans des bidonvilles, à Alger, où sa famille s’établit par la suite. Sa mère, il la suit souvent sur le terrain. Alors forcément, pour lui, patrimoine urbain rime avec humain. C’est l’une des raisons pour lesquelles il a été sensible à l’appel à projet photographique lancé par la municipalité pour réaliser une exposition sur l’histoire de la ville. Avant d’envoyer sa note d’intention, il a arpenté le territoire courneuvien, a rencontré des habitant-e-s. « Dans tous les récits, des noms de lieux revenaient : Houdremont, Quatre-Routes, Jacques-Brel, mail de l’Égalité, mail de Fontenay… Saïd, un jeune homme, m’a signalé : “On démolit sans laisser de traces”. Ces mots laissent deviner l’importance pour les habitants d’une valorisation du passé et du présent. » Il propose alors de photographier le patrimoine bâti et de mettre l’accent sur les qualités plastiques et architecturales des endroits qu’il choisira. « Je souhaite souligner l’insertion de ce bâti dans la ville et sa contribution à la vie des Courneuviens, en mettant en avant leur quotidien et leurs rapports aux différents lieux. »
« L’ancienne banlieue industrielle et populaire côtoie une nouvelle génération à la créativité remarquable. »
La démarche artistique de Lotfi Benyelles est le fruit d’une longue maturation, initiée par le professeur d’histoire de l’art contemporain Jean-François Chevrier, enrichie de lectures (dont celle de Faulkner), de cinéma (notamment celui du réalisateur Tariq Teguia). La photographe palestinienne Ahlam Shibli le marque profondément. Tout comme Jeff Wall, photographe canadien, qui le bouscule par sa manière d’intégrer la représentation de ce qui se passe dans le monde. « La photo de lui qui m’a le plus impressionné, c’est Mimic, raconte-t-il. On y voit un homme européen qui dépasse dans la rue un homme de type asiatique et qui fait le geste de s’étirer le coin d’un œil pendant que la femme qui lui tient la main regarde dans une autre direction. Jeff Wall avait surpris la scène et il l’a reproduite en studio. C’est un choix esthétique. Si l’on for- mule verbalement ce que l’on voit sur la photo, on perd l’intensité du tableau photographique. Le photographe, par les choix de représentation qu’il fait, en dit autant que par l’expression verbale. » Cette maturation contribue à affiner son propre positionnement artistique. Il prépare intensément le contexte dans lequel il prend ses images, se documente, essaye de comprendre l’arrière-plan, ce qui a pu se dire à travers les époques du lieu, ce que les gens qui y vivent pensent. En 2014, il se donne une mission : photographier en formulant des questions. Le fil rouge qui structure le travail qu’il effectue en Algérie jusqu’en 2019 s’articule autour de : « Pourquoi vit-on toujours aussi mal à Alger alors que le pays s’est construit depuis l’indépendance ? » À Calais, une interrogation s’impose : « La “jungle” est-elle un quartier de la ville ? » Et La Courneuve ? Il sourit : « Pour le moment, c’est la ville qui m’interroge. Mais oui, une question s’ébauche : qu’est-ce que l’héritage industriel ? » Dans ces conditions, il est probable que sa réponse ne cède en rien à la tentation de représenter le passé ouvrier de la commune sous une forme idéalisée, mais plutôt qu’elle emprunte au souvenir d’une « ancienne banlieue industrielle et populaire qui côtoie l’apparition, plus récente, d’une nouvelle génération à la créativité remarquable ».
Texte : Joëlle Cuvilliez ; photo : Léa Desjours