Avec Les Misérables, en salles depuis le 20 novembre, le cinéaste de Montfermeil entend témoigner de la réalité de la banlieue et de ses habitant-e-s. Du cinéma-guérilla pour montrer une France qu’il considère au bord de la guerre civile.
Raconter les quartiers de l’intérieur. C’est la mission que Ladj Ly, caméra au poing, se donne depuis plus de vingt ans et qu’il remplit encore dans son premier long-métrage, avec un écho retentissant. « Je voulais apporter un témoignage le plus juste et le plus sincère possible sur ce qu’on vit en banlieue, explique-t-il. Il y a un fossé énorme entre la réalité du terrain et ce que les médias et les politiques en disent. » La réalité du terrain pour lui, c’est la tension immense qui règne entre des jeunes, des enfants, livrés à eux-mêmes, et des policiers, pas tous violents, mais souvent dépassés. « C’était important pour moi de ne pas porter de jugement et d’insister sur la misère sociale et l’exclusion dans les quartiers. Les policiers qui évoluent en banlieue sont des misérables aussi, comme les habitants, ils travaillent dans des conditions difficiles pour des salaires très bas. Je tenais à élever le débat pour montrer que le problème vient de plus haut. Ce film, c’est un cri d’alarme que j’adresse aux politiques. » Que penser alors du « plan d’action de transformation » de la Seine-Saint-Denis, annoncé par le gouvernement début novembre ? « De la poudre aux yeux, une fois de plus. Pour faire bouger les lignes dans les quartiers, il faut se concentrer sur l’éducation et la culture, et y mettre le paquet. »
Né en 1980 à Paris, Ladj Ly arrive très jeune dans la cité des Bosquets à Montfermeil. « C’est mon village, glisse le réalisateur. C’est là que j’ai grandi et que j’habite toujours, c’est là que toute ma famille vit et c’est là que mes enfants sont nés. » C’est là aussi qu’il a commencé, adolescent, à tourner ses premières images avec Kourtrajmé. Un collectif fondé en 1996 par des copains décidés à faire des films par eux-mêmes et pour eux-mêmes, sans courir après les subventions ni les boîtes de production. « On avait du mal à se reconnaître dans le cinéma français, on voulait raconter nos propres histoires. J’ai acheté ma première caméra, une belle numérique Sony, à 17 ans et je n’ai plus arrêté de tourner depuis. Je me suis fait la main comme ça, sur le tas. » Derrière la caméra, Ladj Ly se spécialise dans le genre documentaire et signe notamment un film sur les émeutes survenues en 2005 après la mort de Zyed Benna et de Bouna Traoré, 365 Jours à Clichy-Montfermeil. « La plupart de mes documentaires étaient censurés à la télé- vision, alors je les balançais gratuitement sur Internet. »
« Tourner un film engagé sur la banlieue reste très difficile, mais on n’a pas lâché, on a fait avec la moitié du budget ! »
En parallèle, il pratique le « cop watching », en filmant les policiers pendant leurs interventions pour éviter les dérapages. Ou les dénoncer, comme en 2008 quand il enregistre le passage à tabac d’un étudiant menotté et diffuse la vidéo en ligne, provoquant une enquête et la suspension des policiers incriminés. Cette bavure est au cœur des Misérables, d’abord sorti sous la forme d’un court-métrage en 2017. « J’ai toujours eu envie de faire de la fiction pour toucher un plus grand nombre de personnes, mais j’ai attendu de me sentir prêt. » Malgré le succès du film, multirécompensé dans les festivals, Ladj Ly a mené un véritable « parcours du combattant » pour financer le long-métrage. « Tourner un film engagé sur la banlieue reste très difficile, mais on n’a pas lâché, on a fait avec la moitié du budget ! » C’est justement pour faire émerger et exister des talents en dehors de ce système, « fermé et élitiste », qu’il ouvre en 2018 à Montfermeil l’école de cinéma Kourtrajmé, gratuite et accessible à toutes et à tous, sans condition d’âge ni de diplôme. « L’idée, c’est de donner des clés à une nouvelle génération pour qu’elle puisse à son tour raconter ses propres histoires. » Primé au Festival de Cannes et en lice pour les Oscars, Ladj Ly garde la tête froide et compte poursuivre sa mission : « Je voudrais faire une trilogie Les Misérables pour raconter les quartiers sur trente ans. Le deuxième volet sera un biopic, un hommage à l’ancien maire de Clichy-sous-Bois Claude Dilain. » Un défenseur de la banlieue et de ses habitant-e-s, lui aussi.
Texte : Olivia Moulin ; photos : Léa Desjours